Lettre de Paul Emile Pasteur à Monsieur Bianquis, Directeur de la Société des Missions évangéliques de Paris.
Ngômô, le 19/12 1915
Cher Monsieur Bianquis,
Il y a longtemps que je [...?] de répondre à votre lettre, non pas que je n'attache pas d'importance à cela, mais à cause des événements qui se sont succédés si rapidement, ne me laissant pas le [repos?] nécessaire à une correspondance réfléchie.
La nouvelle que nous apporte le dernier courrier, loin de me donner plus de loisirs, m'oblige cependant à ne pas différer plus longtemps cette lettre.
Vous trouverez ci-joint une lettre adressée aux comités des missions et de la S.A.I.O.* [réunis?], dans laquelle j'expose les changements qui se sont succédés depuis la mort de M. Haug et l'arrivée de M. Champel.Je ne m'étends donc pas davantage sur cette question. Je veux cependant insister sur le fait que c'est indépendamment de moi-même que je défends l'existence de la S.A.I.O. de Ngômô.
Je sais jusqu'à quel point M. Haug s'y était absorbé, et combien M. Champel y est attaché aujourd'hui plus que jamais, alors que M. Haug, avec lequel il était intime plus que nous tous, n'est plus là pour partager ses soucis et ses nouvelles responsabilités.
Ce serait pour lui une nouvelle souffrance que d'abandonner cette oeuvre à laquelle il s'est donné tout entier dès l'origine.
Je comprends fort bien la difficulté dans laquelle se trouve la mission en ce moment, mais puisque vous garderiez de toute façon M. Champel comme artisan à Ngômô, la dépense serait la même pour lui, et je peux vous assurer que Ngômô pourra se passer d'artisan tant que nous seront ici.
Nous vivons donc un [...?] de parfaite harmonie avec M. Soubeyran et Faure, nous aidant mutuellement autant qu'il se peut.
Ne serait-il pas vraiment dommage de perdre le fruit de tant d'efforts pour la somme que représente mon salaire que je suis disposé à diminuer encore si cela peut vous décider à différer votre décision.
Il y aurait dans la fermeture actuelle un effet moral désastreux pour la mission.
Les commerçants seraient trop heureux de voir ce triste résultat.
Est-il bien de le leur offrir en pâture ? ...
Pour le reste, tout va bien, M. Soubeyran, toujours le même, ne peut se résoudre à refuser les demandes d'entrée à l'école, aussi sont-ils au nombre de 100 environ.
Une 12ne de filles forment une petite école chez Mad. Champel.
Noël sera donc d'autant plus joyeux cette année qu'il y aura plus de jeunes coeurs pour s'en réjouir ...
... En Europe que [sera-ce?] que ce Noël, encore une fois rougeoyant.
Il est difficile de se représenter un tel contraste, et instinctivement on ferme les yeux pour ne pas voir.
La santé générale est bonne, quoique nous soyons au plus mauvais moment de l'année.
L'indigène souffre du manque de [tabac?], mais peut-être s'y habituera-t-il ? Pour son plus grand bien, je n'ose pas trop l'espérer.
Le manque d'argent ne peut que lui faire du bien dans tous les cas, il avait été trop gâté vraiment par la [...?], et ce sont les plus riches d'alors qui souffrent le plus aujourd'hui dans leur orgueil et leur goût des plaisirs.
Peut-être aussi cette situation facilitera-t-elle l'éclosion du travail de la terre.
Plusieurs se tournent de ce côté, comprenant l'instabilité du commerce du bois.
Cette tendance, si elle se confirme, donnera une [grosse?] plus-value à la colonie si propice à la culture du palmier à huile.
La maison, ou plutôt l'appartement de M. Haug, est toujours vide, et sous scellés, il nous est difficile de nous habituer à l'idée de ne plus le voir habité. L'intensité du travail nous empêche d'y penser toujours, mais souvent encore il nous semble voir apparaître M. Haug ici ou là, tant la station toute entière est pleine de lui.
Je vous prie d'excuser cette lettre peu claire, je suis [à bout?] tant ce courrier nous a donné de travail supplémentaire et pressé.
Veuillez me rappeler aux bons souvenirs de Madame Bianquis, et agréer, cher Monsieur, mes salutations bien sincères.
P. E. Pasteur
* Société Agricole et Industrielle de l'Ogooué. La S.A.I.O. comprenait une plantation agricole, près de Samkita, dirigée par Félix Faure; et la scierie industrielle de Ngomo, dont s'occupait Ernest Haug.